A 34 ans, Gilles Kounou est déjà un vétéran de la technologie au Bénin. Fondateur d’Open SI, entreprise de services numériques, il s’est imposé dans le secteur des paiements numériques, travaillant aussi bien pour le secteur public que privé. En huit ans, son entreprise s’est hissée au sommet des FinTechs ouest-africaines et commence à s’implanter dans les pays voisins. Le jeune homme qui a débuté dans l’avionique militaire au Maroc veut à l’avenir donner à son action une marque sociale, notamment par le biais du micro-financement. RFI l’a interviewé (son portrait est à retrouver à l’écoute).
RFI : Quels produits propose Open SI ?
Gilles Kounou : Nous développons et opérons différentes plateformes numériques. Les plus connues sont KKIAPAY et Go Medical. Nous sommes dans le domaine de la collecte de fonds pour le compte de tiers, en fournissant aux organisations commerciales, privées et publiques, des solutions de collecte en ligne qui permettent à ces organisations de recevoir des paiements pour des biens ou des services à partir de portefeuilles d’argent mobile, de carte de crédit ou de compte bancaire.
Vous développez vous-même toutes vos solutions ?
Oui, nous avons la particularité d’être historiquement une SSII (Société de Services Informatiques, ndlr) avec bon nombre de jeunes actifs, dans les métiers du numérique. Vous trouverez dans nos équipes à la fois des développeurs front-end, des développeurs back-end, des développeurs d’applications mobiles et des développeurs de sites web. Nous avons une division de conception dédiée. Et de plus en plus, nous avons des gens qui travaillent dans des domaines comme l’intelligence artificielle ou la blockchain.
Vous avez étudié l’avionique, c’est-à-dire les systèmes informatiques à bord des avions. Comment passe-t-on de l’avionique aux plateformes de paiement en ligne ?
Je suis diplômé de l’école de l’air de Marrakech, titulaire d’un diplôme d’avionique militaire. Mes études m’ont amené à développer, réparer et programmer des systèmes embarqués à bord d’avions de combat ou de transport. Ensuite, j’ai suivi une seconde formation en génie logiciel et systèmes d’information au Centre d’Excellence local de la Banque Mondiale au Bénin. J’ai ensuite travaillé sur tout ce qui touche aux systèmes d’information, à l’architecture des plateformes avec un fort accent sur le développement de solutions logicielles.
Je pense que ces deux formations unissent ma passion qui est l’informatique. J’ai craqué très tôt. Quand j’avais 6 ans, j’ai eu mon premier ordinateur. Puis, à l’âge de 9 ans, je connaissais déjà toute la suite bureautique Microsoft. Mais je me suis rendu compte que le domaine de l’avionique m’amenait à travailler soit pour une administration, soit pour une entreprise, pourtant j’avais un fort besoin d’exprimer ma créativité, et aussi d’entreprendre la création de ma propre entreprise.
Vous associez la création de logiciel et la création d’entreprise, mais ce sont deux métiers différents. Pouvez-vous les concilier ?
Aujourd’hui je m’occupe davantage des fonctions de management et des fonctions stratégiques, mais s’il y a quelque chose sur lequel j’ai irrémédiablement la maîtrise, c’est la partie architecture. Chaque grande solution que nous avons produite en huit ans, j’ai personnellement construit l’architecture, même s’il y a des équipes derrière elles qui supervisent le développement, la production et l’utilisation opérationnelle. C’est une passion pour moi de pouvoir accompagner toute cette partie architecturale.
Ainsi, en moins d’une décennie, vous avez réussi à mener à bien ce projet. Vous avez créé un groupe qui emploie environ 70 personnes, qui est devenu l’un des leaders des FinTech béninoises et probablement l’un des leaders du secteur.
Avec mes collaborateurs et mes collègues nous avons déployé notre entreprise en moins de huit ans. Et les premières solutions logicielles ont été lancées sur le marché en quatre ans. Ensuite, nous nous sommes spécialisés dans le domaine de la technologie financière, avec les systèmes de paiement. Alors oui, en plus des opérateurs de mobile money et des banques, nous sommes devenus l’un des leaders du marché des paiements numériques.
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Nous sommes ouverts sur trois pays : Bénin, Côte d’Ivoire, Togo, nous préparons actuellement le Sénégal et le Cameroun, qui sont nos prochaines destinations.
Avez-vous dû lever des fonds ?
Non jamais. C’est vrai que c’est quelque chose qui me trotte dans la tête et auquel je pense constamment. Mais je me dis qu’il faut d’abord que j’aiguise mes armes. Grâce à notre façon de travailler, nous avons toujours su équilibrer et honorer nos engagements financiers et humains. La collecte de fonds n’est donc pas une nécessité en ce moment.
Mais si vous voulez continuer à investir, grandir, conquérir de nouveaux marchés à l’étranger, ne faudra-t-il pas trouver un partenaire pour aller plus vite ?
Aujourd’hui, c’est un des enjeux qui est clairement sur la table avec mes associés. L’investissement peut se faire soit par le biais d’un prêt, afin de conserver une capacité d’action et continuer à déterminer par nous-mêmes l’orientation que nous souhaitons donner à notre entreprise, soit par une levée de fonds. Et à ce titre, nous pouvons faire entrer de nouvelles organisations dans l’entreprise, comme des fonds d’investissement, par exemple. Mais rien n’est décidé.
Les fonds d’investissement vous font peur ?
Il y a toujours une appréhension à amener de nouvelles personnes à la direction d’une entreprise. Aujourd’hui, les choix que nous faisons sont les nôtres, et nous les faisons rapidement car nous sommes deux ou trois à décider des grandes orientations stratégiques. Alors il peut y avoir des réticences, la peur que les nouveaux entrants n’aient pas la même vision stratégique que nous, qu’ils n’aient pas le même modus operandi, etc. Mais ça s’apprend. Je suppose que les organisations qui ont été là avant nous ont appris. En fin de compte, ce n’est pas quelque chose qui nous stresse et nous prive de sommeil. Mais nous sommes conscients qu’il y a ici un apprentissage commun, une forme de coexistence à développer avec les nouveaux arrivants.
Quand je regarde dans dix ans, à quoi ressemblera Open SI ?
Notre volonté est d’avoir plus d’impact, un impact social, tout en continuant à développer les solutions que nous mettons sur le marché. La première chose est d’avoir cet impact sur une population plus importante que celle du Bénin. Notre objectif est l’échelle de la sous-région francophone, les huit pays qui partagent le franc CFA. Et en termes d’impact, notre ambition est clairement de passer de la limitation aux questions de paiement, à l’approfondissement des questions qui ont une influence déterminante sur la vie de nos concitoyens. Inclure les questions d’inclusion financière, de crédit et d’épargne, qui nous permettent d’avoir un plus grand impact sur la vie des gens, et c’est ce que nous recherchons.
Ainsi, vous vous verriez travailler avec des institutions financières dans des solutions de crédit, de microcrédit, d’épargne, d’assurance.
C’est quelque chose sur lequel nous avons déjà commencé à travailler. L’un des plus grands assureurs du Bénin nous a confié le développement de sa plateforme de paiement à distance. Mais demain nous voudrions pouvoir entrer dans ces métiers de l’assurance pour modifier structurellement les produits proposés par ces institutions. Grâce au numérique, on pourrait proposer des produits de crédit, d’épargne, de microinvestissement, de microfinance plus adaptés au marché, plus adaptés à la vie des gens, et qui permettraient de mieux les inclure financièrement, voire peut-être, un jour, de les lever sortir de la pauvreté. .
Vous aspirez à devenir une société financière ou d’assurance ?
Non, nous n’envisageons pas cela. Les métiers que nous dominons sont ceux de la technologie. Et le changement passera toujours par des partenariats. Il faudra identifier des partenaires solides et pérennes qui souhaitent profiter de notre savoir-faire.
Quand vous regardez le secteur technologique au Bénin, diriez-vous que c’est un terreau fertile pour l’émergence d’un écosystème d’entreprises travaillant dans le numérique ?
S’il y a une chose dont je suis convaincu, c’est qu’il peut y avoir un développement incroyable des talents au Bénin. Je suis même étonné de la capacité des jeunes béninois à apprendre vite et bien. Et ce n’est pas seulement dans l’informatique, mais aussi dans toutes les autres professions. Quand vous allez aux rencontres internationales, vous trouverez toujours un Béninois très brillant. Je pense donc que le Bénin peut, si les conditions sont réunies, être un réservoir inépuisable de talents.
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Mais transformer les talents en un écosystème d’entrepreneurs nécessite évidemment d’autres choses. Nous avons besoin d’organisations pérennes comme les entreprises. Nous avons besoin d’une politique publique qui accompagne le développement de ces entreprises. Bien sûr, une infrastructure numérique est nécessaire. J’ai toujours été contre le vieux dicton selon lequel tout ce dont vous avez besoin pour gérer une entreprise de services numériques est un ordinateur et une connexion Internet. Non, vous avez besoin d’une infrastructure solide, résistante et compétitive car le monde est globalisé. De même, il faut aussi une régulation qui équilibre la concurrence entre les acteurs et protège les entreprises béninoises dans ce monde globalisé.
Ces conditions sont-elles réunies aujourd’hui ?
Systématiquement, je dirais non. Au niveau sectoriel, certains commencent à fusionner. Par exemple, l’État a pris conscience de la nécessité de mettre en place un système de financement des entreprises jeunes et innovantes. L’État est aussi clairement conscient que nous avons besoin d’infrastructures, même si c’est un enjeu majeur d’investissement, mais la prise de conscience est là. L’État lui-même cherche un modus operandi plus efficace. Quand on regarde le dernier bilan des différents organismes publics, on voit que les autorités essaient d’être plus efficaces et de mettre plus de services à la disposition du citoyen. Oui, il y a une prise de conscience des différents besoins et des différents éléments constitutifs qui doivent être mis en œuvre. Mais c’est quelque chose qui prendra du temps parce que quand on parle de transformation, on parle de moyens. Nous parlons également d’avoir une politique qui peut accélérer la demande de services numériques. Car l’écosystème d’affaires qui va se développer devra d’abord rendre ses services aux béninois qui en ont besoin, qui les demandent et qui les consomment. Aujourd’hui ce n’est pas encore une matérialité, mais il faut dire que la conscience est là. Il y a diverses philosophies autour de la table. Notre ambition est que ces philosophies aient une voix unique qui contribue à concrétiser cette volonté de construire un écosystème.
Vous avez parlé de la nécessité de protéger les entreprises béninoises de la concurrence mondialisée, qui peut être très efficace, très rapide et peu coûteuse. Quand on voit que Patrice Talon signe des accords avec les Estoniens, ne risque-t-on pas de nuire à l’écosystème naissant en faisant venir des partenaires étrangers ?
Ma philosophie dans ce domaine a toujours été très simple. S’il y a des grands joueurs qui savent faire leur métier, il faut choisir les meilleurs du secteur, pour ne pas avoir à réinventer la roue. En revanche, sur des enjeux qui sont locaux, il faut travailler avec des acteurs locaux qui mettront en place des dispositifs de recherche et développement pour créer les technologies de demain adaptées à notre contexte. Et parfois, il faut faire fonctionner les deux écosystèmes ensemble. Grands et petits pour délocaliser et « endogénéiser » les plateaux techniques, et les accompagner des usages. Car au final, ce qui compte, c’est la question de l’usage. Ce n’est donc pas un problème de travailler avec des Estoniens. Les Estoniens fournissent une plate-forme d’interopérabilité et d’utilité éprouvée et mature. Nous avons construit avec eux une plateforme de service public de proximité, qui met en valeur notre savoir-faire. C’est la combinaison d’une certaine expérience qui peut faire gagner du temps. Mais cette volonté de gagner du temps ne doit pas étouffer dans l’œuf tout désir d’innovation et de technicité profonde. Le système doit tenir compte du fait qu’un jour les entreprises locales devront être capables de développer des modules d’interopérabilité techniquement très avancés, comme ceux lancés par les Estoniens.
Malgré toutes ces sollicitations publiques, les contrats signés avec l’Etat sont nécessaires au développement des entreprises béninoises. Et la survie de cet écosystème.
Comme dans tous les secteurs, comme le bâtiment, les travaux publics, les gros travaux vont à de grandes entreprises internationales qui ont de l’expérience, les petits travaux vont à des entreprises locales qui commencent à se professionnaliser. Les forces de l’ordre représentent donc une opportunité de prendre en charge certaines problématiques et de commencer par maîtriser certaines technologies et de capitaliser sur cette expertise pour devenir grand par la suite. Alors oui, la commande publique fait clairement partie de l’équation et on ne peut pas en exempter les jeunes entreprises locales. C’est même l’un des outils que l’État utilise pour renforcer les compétences au niveau local.
Une entreprise comme la vôtre est-elle attirée par l’immense marché nigérian ?
Je ne pense pas à court terme. Car il faut être lucide et reconnaître qu’il y a des barrières qui sont celles de la langue, du savoir, du droit, de la culture, etc. Peut-être vaut-il mieux regarder l’espace sous-régional qui nous entoure. Nous avons la chance d’être un groupe de sept ou huit pays qui partagent la même monnaie, le même droit commercial, de grands groupes bancaires présents dans tous ces pays à la fois, et la même culture francophone. Alors, c’est peut-être cet espace qui représente le marché à conquérir. Et ce marché est à peu près équivalent en taille au Nigeria. Alors, c’est peut-être vers ce marché francophone qu’il faut aller. Il faut savoir que les grands succès du Nigéria tiennent au fait qu’il s’agit d’un marché unique, sans barrières, homogène, cohérent. Lorsque vous lancez une solution au Nigéria, vous la lancez pour deux cents millions de personnes. Quand vous lancez une solution au Bénin, vous la lancez pour douze millions d’habitants. Alors c’est peut-être pour la sous-région UEMOA qu’il faudrait lancer un produit. Et pour réussir en termes de FinTech comme nous l’avons fait au Nigeria, nous devons travailler pour faire tomber les barrières. Barrières commerciales, barrières commerciales, barrières à la commercialisation des services, à la circulation des biens et des personnes, etc.
Normalement, ces barrières sont déjà largement abolies…
Théoriquement oui, mais en réalité ce n’est pas encore une réalité. Un petit exemple, quand vous avez de l’argent dans votre portefeuille mobile money au Bénin, vous ne pouvez pas l’utiliser en Côte d’Ivoire. Nous avons la même monnaie mais le consommateur a l’impression d’avoir des monnaies différentes. Pour les douanes, il n’existe toujours aucun moyen d’envoyer un colis via la zone commune simplement et facilement. Il faut plus de temps à un jeune pour se rendre de Cotonou à Accra en avion que par la route. Nous n’avons donc toujours pas d’espace économiquement intégré. Et si vous voulez obtenir un contrat en Côte d’Ivoire, par exemple, vous devez avoir une filiale ivoirienne. Autant de barrières qui rendent le marché des huit pays de la sous-région non comparable au marché nigérian.
Lorsque vous comparez les solutions que vous développez avec celles des États-Unis, de la Chine et de l’Europe, par exemple, pensez-vous que vos solutions sont compétitives ?
Je pense que nos handicaps sont ceux de notre environnement, à commencer par le manque d’infrastructures. Par exemple, lorsque vous construisez une solution au Bénin, l’héberger au Bénin n’est pas très intelligent pour le moment car il n’y a pas de centre de données local. Donc, les facteurs limitants qui empêchent de reproduire la même performance que les entreprises aux États-Unis, en Chine, ce sont les facteurs environnementaux. Droit, infrastructures, etc. Ce ne sont pas des questions de compétence. Les ingénieurs béninois sont aussi bons que les autres. Nous utilisons tous les mêmes technologies, les mêmes langages, les mêmes ordinateurs.