Publié le 9 janvier 2023 à 12 h 50 Mis à jour le 10 janvier 2023 à 9 h 35
« ‘Tu es un traître’, m’a dit une collègue. Je suis partie dans un climat épouvantable, personne ne voulait me parler en open space. C’était dur », se souvient Solenn*. son projet. Mais des rumeurs s’étaient répandues depuis l’annonce de son départ.
Avec Philomène*, ils font tous les deux partie de leur entreprise dans des prestations précédentes (ne voulant pas donner plus de détails) pour créer une société similaire. « Dans notre métier, partir créer sa propre structure est classique. Il y a peu de barrières à l’entrée et vous récoltez rapidement les fruits de votre travail », dit-elle. Ils ont négocié une pause traditionnelle. Cela leur a permis d’obtenir le chômage pendant plus d’un an, ce qui a ralenti leur activité.
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Surtout ne rien dire avant le départ
Mathias* n’a pas non plus précisé « l’après » lorsqu’il a démissionné de son employeur l’année dernière. « Au cours de mes derniers mois, j’ai formé mon successeur puis j’ai commencé juste après mon départ », raconte cet ancien salarié.
Pour Thibault, les choses se sont passées différemment. Deux associés de son entreprise lui ont proposé de rejoindre la boîte concours qu’ils s’apprêtaient à créer. Le plan a été révélé pendant le café ce matin. Les deux partenaires expriment l’idée et lui donnent 24 heures pour choisir entre les rejoindre ou rester dans l’entreprise. Et lui faire promettre de ne rien dire. Ses anciens employeurs l’ont licencié de son préavis. « Je suis parti le soir même et je ne suis jamais revenu », raconte-t-il.
La riposte des boss
En trouvant sciemment ou accidentellement le pot de roses, les employeurs peuvent réagir vigoureusement. Et certains n’hésitent pas à déclencher la clause de non-concurrence dans le contrat de travail – quand elle y est. « C’était le cas de mes patrons, qui se doutaient de quelque chose, qui l’ont activé le jour de mon départ. Elle a duré un an et était limitée à sa région, où il nous était alors interdit d’exercer notre activité. Pour l’encourager, l’entreprise a dû nous verser la moitié de notre salaire brut pendant six mois », explique Solenn.
Les deux entrepreneurs ne se laissent pas abattre. « Nous avons enregistré la boîte ailleurs et avons commencé avec les clients là-bas, jusqu’à ce que le délai soit écoulé », explique Philomène. Si simple? Pas vraiment. « Ils nous ont envoyé un e-mail menaçant d’annuler la pause normale », poursuit-elle, soupçonnant que l’e-mail a été écrit par un avocat.
Mathias a également subi cette intimidation, bien qu’il n’ait pas été lié par une clause de non-concurrence. Son ancien employeur l’accuse de parasitisme économique, c’est-à-dire de le copier pour déjouer ses clients. Il a reçu un mail lui indiquant qu’un huissier avait expertisé son site internet, et allait le poursuivre. « Ça fait un drôle d’effet, se souvient l’entrepreneur d’une trentaine d’années. Mais c’est le jeu. Les entreprises n’aiment pas la concurrence et veulent la fermer. »
Pour les dissidents : contester la clause de non-concurrence
Comme lui, tout le monde n’est pas lié par une clause de non-concurrence. « Sans clause, c’est toute liberté pour le salarié de créer son entreprise », explique Benjamin Louzier, avocat associé chez Redlink, spécialisé en droit social. Pourtant, il y a des garde-fous et la loi interdit la concurrence déloyale, le dénigrement de son ancien employeur, le départ avec des papiers, le braconnage massif… ».
Et dans le cas d’une clause de non-concurrence, l’avocat recommande toujours de vérifier sa validité, même si elle paraît valable. Les clauses sont souvent mal rédigées et les conditions de leur exécution changent : « Dans 80 % des cas, une objection légitime peut être portée devant le tribunal. Les éléments de validité d’une clause sont établis par la jurisprudence plutôt que par la loi. Il y a donc toujours un moyen de l’attaquer. »
Pour fonctionner, la clause doit être limitée dans le temps et dans l’espace. Le périmètre est souvent régional. Elle interdit pendant un an – deux au maximum – l’exercice d’une activité déterminée. Enfin, c’est une rémunération (au moins 30 à 40 % du salaire du salarié).
Contester la validité d’une clause de non-concurrence permet également de gagner du temps. « Les délais de la justice sont si importants que parfois, le temps que le dossier soit traité, le délai de la clause est passé », explique Maître Louzier. En théorie, la clause suspensive ne l’est pas. Mais en réalité, le salarié peut continuer à créer son entreprise et il n’y a aucun risque de dommages et intérêts à moins que le juge n’en confirme définitivement le bien-fondé.
Enfin, la violation d’une clause expose l’employé à un risque de pénalité financière.
Les entreprises ont aussi des recours
Les entreprises lésées peuvent également agir. Mais la preuve reste un problème. De nombreux échanges verbaux laissent peu de traces tangibles pour se défendre contre des accusations de refus ou de vol de clients, par exemple. D’autant plus que dans ce dernier cas, il est légal pour un salarié qui part d’appeler ses clients pour leur dire : « Je pars, vous avez le droit de me suivre. »
« Quand j’ai des conseils sur l’utilisation des données ou des déclarations de clients selon lesquelles un ancien employé critique son ancien employeur par exemple, je vais voir le juge. Elle m’autorise à envoyer par surprise un huissier dans les locaux de la nouvelle société », précise Benjamin Louzier. L’huissier pourra copier les serveurs pour voir s’il y a des documents liés à l’ancienne société. « Une façon de demander des justificatifs quand on n’en a pas, et d’aller au tribunal correctionnel pour vol, abus de confiance, escroquerie quand on obtient des documents de l’ancien employeur », explique l’avocat
OEil pour oeil, dent pour dent
C’est-à-dire que les entreprises ne répondent pas toujours aux poursuites, à part le premier échange d’e-mails intimidants. Car, pour se protéger, les salariés doivent avancer des arguments. Ce sont les mêmes arguments qui les ont souvent poussés à partir. « A leur poste, nous avons répondu que nous allions nous défendre. Nous avons mis en évidence les points sur lesquels elles étaient illégales. Depuis, il n’y a plus de réponses », raconte Philomène. Leurs anciens employeurs ont même cessé de leur payer leur clause de non-concurrence au bout de quelques mois, vu que leurs emplois ne les empêchaient pas de commencer.
Les deux entrepreneurs ont été accompagnés par un incubateur et ont bénéficié des conseils d’experts, notamment d’avocats. « Ce serait une galère si nous n’étions pas consultés », admettent-ils. Thibault a également été encadré par un avocat en droit du travail : « Il m’a expliqué tous les aspects juridiques de la rupture de mon contrat actuel, de la signature de mon prochain contrat de travail et en quoi ma situation présentait un petit risque. C’était très positif. »
L’ancien employeur de Mathias n’a pas non plus donné suite aux premiers faux mails : « Il n’y va plus parce qu’il n’est pas très légitime vis-à-vis de la loi », croit-il savoir. Il mentionne que ce dernier dirigeait l’entreprise avec des stagiaires, une des raisons de son départ.
S’il n’a pas encore engagé d’avocat, Mathias demande conseil à son entourage. Et cela n’exclut pas de l’utiliser si les choses se compliquent. « C’est cher, mais c’est un coût qu’il faut accepter lorsqu’on prend ce genre de décision », conclut-il.
Partir « à la loyal »
Mathias, Solenn et Philomène affirment avoir bien fait les choses. Ils n’ont pas intégré de numéros de téléphone, de clients, de modèles de documents ou d’informations confidentielles. « Nous sommes vraiment partis de zéro. Fidélité », résume Philomène.
La plupart d’entre eux n’avaient pas de projet entrepreneurial en tête au départ. Ils ont laissé un manque d’opportunités, de reconnaissance, un salaire trop bas, etc. « J’aurais pu rester plus longtemps si mon rôle avait changé. Je n’avais pas envie de créer ma box », raconte Mathias. Maintenant qu’il est parti, il veut se démarquer, créer un meilleur produit et une entreprise qui respecte davantage les conditions de travail. Par la suite, ces nouveaux entrepreneurs craignent désormais d’avoir affaire à des salariés mécontents. « À ce moment-là, nous jouerons le ‘allez-y, bonne chance, mais ne volez pas la carte de nos clients. Ce serait fou de le prendre autrement », se projettent Solenn et Philomène. Même son de cloche pour Mathias et son entreprise depuis peu : « Je mettrai une clause de non-concurrence si j’embauche ».
Les entreprises se protègent de plus en plus selon Benjamin Louzier, « avec des contrats d’une dizaine de pages et des clauses en tout genre : remboursement de prime, interdiction de braconnage, etc. Le monde va devant les tribunaux, il y a de plus en plus de clauses de non-concurrence. », résume l’avocat.
La tendance inverse est observée aux États-Unis. L’autorité américaine de la concurrence a annoncé vendredi 6 janvier vouloir supprimer la clause de non-concurrence. Elle estime que cette décision pourrait augmenter les revenus des employés de près de 300 milliards de dollars par an et stimuler l’innovation.
*Les prénoms ont été modifiés.