Traduit du yiddish par Rachel Ertel
Jacob Glatstein est né en 1896 à Lublin, dans l’est de la Pologne, alors incorporée à l’Empire russe. En 1914, il émigra à New York. Il y mourra en 1971 – célébré dans le milieu qui allumait alors ses derniers feux de camp, comme un poète qui renouvelle les belles-lettres en yiddish.
Entre-temps, il fait un bref retour dans son pays natal en 1934. Un récit qui en est tiré est publié en 1938 Outre-Atlantique en yiddish. Ici, il a d’abord été traduit en français par Rachel Ertel, la fée forçat du Yiddishland littéraire perdu qu’elle fait revivre inlassablement.
Une expérience intime et cosmique
Les deux cent cinquante premières pages du livre sont consacrées aux cinq jours de navigation entre New York et Le Havre : « Les passagers ont sorti leurs antennes et ont retrouvé leurs compagnons. Les cent dernières pages racontent une courte escale à Paris, puis un voyage en train de trente-six heures jusqu’à Varsovie. Et enfin, le dernier voyage en train vers Lublin.
C’est plus qu’un voyage. C’est une expérience intime et cosmique, sensible et politique, intérieure et anthropologique. L’auteur s’est caché derrière la fiction du titre, qui a établi le personnage : Ven Yash iz geforn – ou Quand Yash est parti, ce qui s’est passé dans le Voyage à rebours français. Le « je » utilisé tout au long du texte fait référence à Jacob plutôt qu’à Yash, et cela nous amène à des moments de courage incroyables. Ses portraits de rencontres humaines sont plus vrais que nature, avec une profondeur aussi fugace qu’une rafale de vent sur un pont. Et le gag souvent humoristique des Marx Brothers dans un film consacré à une autre transatlantique : Monnaie de singe (1931).
« Patriote du monde »
Pourtant, à coups de rhétorique, Glatstein revient sur la vie qu’il a laissée à New York, mais aussi sur son départ d’Europe via Liverpool vingt ans plus tôt. Et enfin, sur la vie juive de son enfance, marquée par l’antisémitisme, les pogroms, l’angoisse constante ressentie à Lublin, « la ville de ma peur juive, qui se cachait entre deux cloches hostiles, l’une orthodoxe, l’autre catholique.
En « patriote du monde », il enregistre la tragédie des frontières et les revendications des irrédentistes : la traversée allemande de l’Alsace-Moezel réclame ce qui lui revient sur ce territoire, avant de franchir le Rhin sur le train levé des armes, avec « Heil! » dont notre auteur mesure l’intensité selon l’âge, l’éducation et l’esprit critique du citoyen ainsi absorbé par la domestication d’Hitler. Pages d’anthologie.
Un vieux monde s’effondre
Tout au long du parcours, le tournant des années 1930 saute aux yeux : l’Amérique est toujours antisémite et l’URSS toujours délirante. Le monde juif, lorsqu’il n’est pas cousu en Europe centrale, est tiraillé entre ces deux points cardinaux, auxquels s’ajoute l’obligatoire Palestine : « Ô Eretz-Israël ! »
Le chaos est total sur le paquebot. Saut de langage, sautes de comportement. L’ancien monde s’effondre. Le yiddish ne conservera rien d’autre que le souvenir de ce qui est sur le point de disparaître. Jacob Glatstein se présente comme un poète-clerc, un « pirate des moments » et un héraut tremblant de malheur.
J’ai hâte de traduire la suite, publiée en 1940 : Ven Yash iz gekumen (Quand Yash est venu) !