Tout d’abord, éclairons le lecteur. Le titre original, Triangle of Sadness (« le triangle de la tristesse ») désigne en suédois la ride d’inquiétude, présentée sur le front à la jonction entre les sourcils. Dommage que les distributeurs français l’aient converti en Sans Filtre, plus banal, qui a pourtant l’avantage d’indiquer le délire de cette tragi-comédie qui se déroule pour l’essentiel pendant le temps mouvementé d’une croisière de luxe.
Ruben Östlund, son directeur, est désormais connu comme une dynamite du cinéma. Il aligne, film après film, des thèmes dérangeants qu’il traite de manière provocante pour révéler et souligner les failles de ses contemporains. Avec des scènes d’anthologie, inoubliables et déjà classiques. L’avalanche, ouverture, de Snow Therapy; l’homme-gorille menaçant sur les tables d’un dîner de gala au Square et, cette fois, un dîner romantique entre deux mannequins influenceurs qui vire au vinaigre pour des questions d’argent hilarantes, et leur échange sur la préséance de l’exigence d’égalité des hommes et des femmes.
Pulvérisation du cynisme contemporain
Dès le début, le cinéaste pulvérise les codes de la mode et la nouvelle vulgate humano-écologique dont se parfument les grandes marques, dans un sursaut de cynisme et d’hypocrisie que le film pointe avec une verve enjouée. Après le défilé, les deux mannequins mangent ensemble. A l’heure de la hausse, tout va mal, révélant des arrière-pensées sur fond de narcissisme exacerbé, encouragé par l’utilisation permanente des réseaux sociaux. Ces deux beaux mecs n’arrêtent pas de se prendre en photo et de poster les épisodes insignifiants de leur vie pour rien.
Récompense de leur vide, ils sont les invités vedettes d’une croisière de luxe, confrontés aux différences de classe, indisposés à devoir côtoyer les employés sur le même pont qu’eux. Pour partager leurs soirées ensoleillées, quelques passagers représentatifs : un Russe vulgaire et machiste, un couple de vieux Anglais qui ont fait fortune en vendant des armes. Et un capitaine alcoolique et marxiste qui refuse obstinément de quitter sa cabine, même en pleine tempête, le soir d’un dîner de gala qu’il ne compte pas honorer de sa présence, trop ivre pour barrer le navire et il ne veut pas échouer . avec les clients qu’il ne voit plus dans le tableau. La croisière n’est plus amusante. Elle va à l’égout.
Toutes ces aventures occupent les deux tiers du film. C’est un feu d’artifice de situations comiques, grinçantes, amusantes, poussées à l’extrême avec un raffinement d’affichage, plus efficace que la cavalerie lourde, pour faire ressortir les postures grotesques, la fragilité du placage effrité de la civilisation très vite, ça laisse place. une forme de sauvagerie naturelle, évidemment inquiétante, déjà perceptible à de nombreux petits détails.
Une deuxième Palme d’or
Mais Ruben Östlund est englouti dans la catastrophe générale et, comme ses personnages, abandonne ses bonnes manières pour se vautrer dans le scatologique, répétant à l’envi des artifices stylistiques peu attrayants. La dernière partie du film, sur une île, renversement de perspective et triomphe de la lutte des classes, traîne. Après le jeu massacre, le prodige du cinéma suédois sort et déséquilibre son film à trop de soutien, comme si l’inspiration se tarissait.
Néanmoins, malgré ces quelques réserves, sa démonstration au vitriol, servie par un montage élégant pour masquer la sordidité, a séduit le jury du Festival de Cannes qui lui a décerné la deuxième Palme d’or, cinq ans après la première pour The Square. Quelques semaines plus tard, l’actrice principale, Charlbi Dean, un mannequin sud-africain, dont le premier rôle au cinéma, décédait, à l’âge de 32 ans, des suites d’une mystérieuse maladie dans un hôpital new-yorkais en -cœur d’été. Eclair d’étoile filante…
Un prodige du cinéma
1974. Naissance de Ruben Östlund en Suède.
Études à l’Université de Göteborg.
2005. The Mongoloid Guitar.Prix international de la critique au Festival de Moscou.
2008. Bonne Suède. Sélectionné au Festival de Cannes (« Un certain regard »)
2010. Incident bancaire. Court métrage, Ours d’or au Festival de Berlin.
2011. Jeu. Sélectionné à Cannes (Quinzaine des Réalisateurs).
2014. Thérapie par la glace. Prix du Jury « Un certain regard ».
2022. Sans filtre. Palme d’or.