La décision a été prise jeudi matin. Le nouveau secrétaire général de l’Union internationale des télécommunications (UIT) sera une femme, la première dans les 157 ans d’histoire de l’agence onusienne. Son nom : Doreen Bogdan-Martin, une Américaine de 56 ans qui a obtenu 139 voix sur 172, battant son seul concurrent, le Russe Rashid Ismailov.
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Cependant, cette élection est bien plus qu’une question de personnes, aussi compétentes soient-elles. Bien qu’elle ait eu lieu lors de la Conférence de plénipotentiaires de l’UIT à Bucarest, elle est une illustration éclairante de la grande bataille géopolitique qui se déroule dans la Genève internationale même. En l’occurrence, à travers les candidats américain et russe, deux visions, deux modèles de gouvernance de l’Internet l’un contre l’autre, l’un ouvert, avec la société civile et les entreprises technologiques ainsi que les États (multi-acteurs) et l’autre axé sur une réappropriation du Internet par le pouvoir de l’État.
Les élections à Bucarest nous invitent à tirer quelques leçons. Le premier est imposé. A l’heure où le Kremlin limite ou coupe l’accès à Internet et réprime la liberté d’expression face à la guerre fratricide qui sévit en Ukraine, le modèle russe d’Internet peine à convaincre une majorité de pays, même si 25 États soutiennent le candidat Ismailov. La seconde, qui porte sur la rivalité russo-américaine, concerne l’ordre libéral qui existe depuis 1945. Depuis plusieurs années, la Chine dispose d’une intelligence stratégique massive, et d’une influence, et de personnel et de financement, au sein des Nations unies, une organisation multilatérale en défaut, mais qui continue d’avoir une influence non négligeable sur le cours du monde.
À l’UIT, elle a fait preuve d’un militantisme considérable à un moment crucial. La transformation numérique du monde se déroule à un rythme effréné grâce à des avancées technologiques fulgurantes et au respect de normes qui doivent s’adapter. Pékin, qui voit dans la liberté totale d’Internet une menace existentielle, a compris l’intérêt national d’avoir une forte influence sur la rédaction de ces nouvelles normes. Et compte tenu de son influence croissante sur la planète, cette politique peut avoir des implications considérables.
Erreur stratégique majeure
Dans cette lutte géopolitique mondiale, les États-Unis, notamment sous la présidence de Donald Trump, n’ont pas jugé indispensable d’être aussi présents que la Chine dans les instances onusiennes. Une erreur stratégique majeure que Washington a commencé à payer très cher. Mais l’élection de Doreen Bogdan-Martin est un tournant. Cela montre que lorsque Washington décide d’exercer son influence au sein de l’ONU, cela fonctionne. Jamais auparavant les États-Unis n’avaient autant investi dans une campagne pour diriger une agence de l’ONU.
Cependant, il serait faux de croire que l’Amérique, avec le soutien des Européens, a gagné le combat de l’ONU pour les normes et les valeurs contre les puissances autoritaires que sont la Russie et la Chine. Nous le voyons au Conseil des droits de l’homme. De nombreux pays africains ne sont pas prêts à se rallier à l’Occident. L’impasse sera à long terme et constante. Mais ce n’est pas New York ou Nairobi qui fascine, mais Genève, où l’UIT est soudainement devenue le centre du monde.
Enfin, même dans le camp des démocraties, tout le monde n’est pas d’accord. Le pouvoir impitoyable qu’ont pris les GAFAM, ces mastodontes technologiques sans véritable conscience sociale et politique et avant tout axés sur le profit, ne plaît pas aux Européens. En ce sens, le futur secrétaire général de l’UIT doit certes plaider pour un Internet ouvert, mais pas ouvrir la porte aux pires dérives des entreprises privées, qui tendent à se substituer à la puissance publique.
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